3
Curtell, empire de Braedon
Sa vie était devenue un véritable enfer. Il s’était laissé prendre au piège d’intrigues qui le dépassaient et, empêtré dans des situations trop complexes et bien trop dangereuses pour lui, il se sentait perdre pied. Autrefois, lorsqu’il était plus jeune, il avait eu de l’ambition. Jouissant d’une certaine influence à la cour de l’empereur, il avait espéré devenir haut chancelier, et diriger tous les Qirsi du palais. L’arrivée de Dusaan jal Kania, neuf ans plus tôt, avait mis un terme à ces aspirations. Aujourd’hui, il était trop vieux pour briguer plus que son poste. Il n’avait pas la soif du pouvoir du haut chancelier. Sa magie s’était amenuisée, comme des muscles devenus flasques après des années de négligence et, malgré tout son amour-propre, il devait bien reconnaître qu’il n’avait pas l’intelligence de Dusaan. Pour être honnête, il ne l’avait d’ailleurs jamais eue. Heureusement, il n’avait jamais eu l’audace de le défier.
Jusqu’à présent, se reprit-il.
Tout était de la faute de Kayiv jal Yivanne. Si le jeune ministre n’était pas venu le voir, environ un cycle de lune plus tôt, accusant le haut chancelier de mentir à l’empereur, et essayant de fomenter une rébellion parmi les chanceliers et sous-ministres pour dénoncer ses manigances à Harel, rien de tout cela ne serait arrivé. Si Kayiv n’avait pas ensuite tenté de s’en prendre à Nitara ja Plin qui, semblait-il, avait un jour été sa maîtresse et qui avait été obligée de le tuer pour se défendre, l’empereur ne serait jamais devenu aussi méfiant envers tous ses Qirsi, et il vivrait encore en paix.
Stavel ne comprenait toujours pas pourquoi Harel IV l’avait distingué de la sorte. Durant toutes ses années de service à la cour, l’empereur ne lui avait presque jamais adressé la parole, sauf – et l’ironie était mordante – le jour où Dusaan avait raconté à l’empereur le mensonge qui avait provoqué l’agitation de Kayiv. Ce matin-là, en conseil des ministres, Stavel avait suggéré une solution possible à un conflit qui opposait alors deux seigneurs du Sud. Plus tard, dans les jardins, Harel était apparu devant lui et l’avait complimenté pour la finesse de son analyse et la pertinence de sa réponse. Il avait ajouté une remarque sur l’invasion d’Eibithar qui corroborait les dires de Kayiv, et qui lui avait mis la puce à l’oreille sur le comportement du haut chancelier, mais là n’était pas – n’était plus – la question.
Stavel avait fini par admettre que c’était cette rencontre qui avait poussé l’empereur à se tourner vers lui plutôt que vers un autre. C’était tout de même étrange, se disait-il, toujours stupéfait d’une faveur dont il se serait volontiers passé. Harel avait si peu de contact avec ses conseillers pour qu’une rencontre fortuite fasse de Stavel son Qirsi favori ? Le vieux chancelier avait du mal à s’en convaincre, mais il ne voyait pas d’autre explication à ce qui s’était déroulé par la suite, à la fin de l’ascension de la lune d’Elined.
Kayiv était mort depuis deux jours. Pour la première fois, bruissant d’inquiétudes et de rumeurs, la cour de l’empereur ne semblait plus à l’abri de la violence qui s’était abattue sur toutes les cours des Terres du Devant. Stavel venait juste de se retirer dans sa chambre lorsqu’on avait frappé à sa porte. Surpris – il recevait rarement des visites à cette heure tardive – et légèrement inquiet, il avait rallumé sa chandelle d’une pensée, et était allé ouvrir prudemment.
Deux gardes de l’empereur se tenaient dans le couloir, resplendissants dans leurs uniformes rouge et or.
« L’empereur souhaite vous parler, chancelier, lui avait déclaré l’un d’eux avec la froide courtoisie que les gardes réservaient aux conseillers qirsi de moindre importance. »
Son inquiétude aussitôt mue en franche appréhension, Stavel avait rapidement remis sa robe ministérielle, et suivi les hommes jusqu’à la salle d’audience.
Harel s’y trouvait, arpentant le sol d’un pas nerveux, son sceptre orné de pierres précieuses serré entre ses mains potelées. Lorsque les gardes avaient annoncé son arrivée, il s’était interrompu, avait considéré le chancelier un instant, puis il avait congédié ses hommes, ainsi que la femme allongée sur un lit de coussins moelleux près de la cheminée.
« Asseyez-vous, Stavel », lui avait-il demandé en se dirigeant vers son trône de marbre.
Le chancelier avait obéit. L’empereur était resté debout. Il reprit ses va-et-vient.
« Terrible ! s’était-il exclamé. Cette affaire Kayiv. »
Sur quoi il avait hoché la tête, son visage charnu barré d’un pli soucieux.
« Oui, Votre Éminence.
— Le connaissiez-vous bien ? »
Le chancelier s’était senti faiblir. L’empereur avait-il eu vent des mensonges de Dusaan, ou de la discussion qu’il avait eue avec Kayiv alors qu’ils s’interrogeaient sur la nécessité d’alerter l’empereur ? Ou pire, avait songé le chancelier en tremblant, l’empereur le soupçonnait peut-être d’appartenir lui aussi aux troupes rebelles.
« Pas très bien, Éminence, avait-il répondu d’une voix mal assurée.
— Pensez-vous que c’était un traître ?
— Je crois le récit que nous a fait Nitara de leur… rencontre, alors oui, je suppose que c’était un traître. »
L’empereur, arrêté devant l’une de ses fenêtres vitrées, s’était tourné vers Stavel.
« Pensez-vous que cette femme puisse être une traîtresse elle aussi ?
— Je ne le crois pas, Éminence.
— Êtes-vous un traître, Stavel ?
— Non ! Je jure que non ! » s’était exclamé le pauvre chancelier, les yeux écarquillés de frayeur.
« Je vous crois, l’avait rassuré Harel. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je vous ai convoqué.
— J’ai peur de ne pas comprendre.
— Je suis convaincu qu’il y a d’autres traîtres dans mon palais. J’ai entendu beaucoup de choses au sujet de cette conspiration – son fonctionnement, comment ses chefs attirent de nouveaux fidèles – et j’ai beaucoup de mal à croire que Kayiv agissait seul. Je pense que cette femme est impliquée. Elle a longtemps partagé sa couche avant d’en venir à ce crime affreux. Leurs relations ne se limitaient certainement pas à cela. »
Il avait recommencé à arpenter la pièce.
« Et j’en soupçonne d’autres. Je veux que vous les démasquiez.
— Moi, Éminence ?
— Cela vous surprend, Stavel ?
— Eh bien, oui, Éminence. Je suis étonné que vous ne confiiez pas une telle mission au haut chancelier. »
L’empereur avait souri.
« Qui vous dit combien de personnes j’ai l’intention d’enrôler pour cette enquête ? Étant donné la nature de cette conspiration, ne serais-je pas stupide de ne placer ma confiance qu’en un seul homme ? »
Stavel, qui n’avait pas envisagé les choses sous cet angle, s’était trouvé impressionné par les déductions et la réactivité de l’empereur.
« Je comprends. Votre Éminence est très sage.
— J’attends que vous recueilliez le plus d’informations possibles sur vos camarades, le haut chancelier inclus. »
Stavel s’était brusquement senti pâlir.
« Le haut chancelier, Éminence ?
— Cela vous effraie, avait constaté l’empereur avec acuité. Pourquoi ?
— Le haut chancelier est un homme… puissant. Le plus puissant de tous les Qirsi de votre palais. S’il décide que l’un d’entre nous n’est plus apte à vous servir, il a le pouvoir de nous bannir.
— Seulement avec mon accord, Stavel. Ne l’oubliez jamais. Dusaan sert cette cour tant qu’il me plaît, et s’il devait essayer de vous bannir, comme vous dites, je m’y opposerais. »
Au beau milieu de la salle d’audience, entouré de tous les signes du pouvoir impérial, Stavel s’était demandé si l’empereur – ou tout autre habitant du palais – serait capable de le protéger du haut chancelier. Il avait néanmoins accepté cette mission, parce qu’il n’avait pas eu le choix.
Leur entretien achevé, Stavel avait réintégré sa chambre, escorté par ses deux gardes. Depuis, il n’avait pas revu l’empereur. Il s’était employé à remplir la tâche qu’il lui avait confiée. Il avait commencé à prendre ses repas en compagnie de ses collègues, à la cuisine ou dans les réfectoires plutôt que seul dans ses appartements, et s’était autorisé à écouter des conversations que son éducation et ses principes, en des circonstances moins graves, lui eussent interdit d’espionner. L’air de rien – du moins l’espérait-il – il discutait aussi avec les gardes des allées et venues des Qirsi du palais, évoquant ministres et chanceliers, aussi bien que Guérisseurs et maîtres du feu. Il avait même osé poser des questions sur Dusaan, et il avait appris que personne ne l’avait vu quitter le palais depuis plusieurs cycles lunaires. Ce détail lui avait paru étrange, aussi étrange que s’il avait appris que le haut chancelier s’absentait fréquemment, mais il ne savait qu’en conclure.
Il avait découvert d’autres bizarreries. Ainsi, durant quelques temps, il y avait plusieurs cycles de lune, Nitara et Kayiv avaient quitté le palais ensemble à de nombreuses reprises. À leur retour, les gardes ne manquaient jamais de remarquer de quelle nouvelle babiole Nitara était affublée. Et deux autres Qirsi, des Guérisseurs, passaient beaucoup de temps sur les quais, le long du fleuve. Là encore, Stavel ignorait le sens de ces informations. Il n’avait pas l’âme d’un conspirateur, ni celle d’un fourbe. Il apprenait ce qu’il pouvait, sans savoir que déduire, ni que faire, de ses découvertes. Sans la moindre certitude, il pouvait difficilement transmettre ces détails à l’empereur, et encore moins quérir de l’aide pour en analyser la signification, au risque d’abattre ses cartes. Il avait vite regretté la gratification que lui avait offerte l’empereur. Car si, pour la première fois depuis qu’il était à son service, Stavel jouissait de la confiance de son monarque, jamais il ne s’était senti aussi seul.
Assister à la réunion quotidienne des conseillers de l’empereur s’avérait la partie la plus simple et pourtant la plus pénible de sa mission. Car Stavel avait le sentiment très net, et permanent, de trahir tous ses congénères, et sa conscience était soumise à rude épreuve. Lorsqu’il parlait avec les gardes, il était terrifié à l’idée d’être démasqué par un confrère. Pendant leurs conseils, ce risque au moins était écarté. Car à supposer que Dusaan apprenne que le compte rendu de leurs discussions était transmis à l’empereur, le haut chancelier n’avait aucun moyen d’identifier le mouchard. À cet apaisement tout relatif s’opposait sa culpabilité, jamais aussi forte que durant ces réunions, parmi des siens. À ses yeux, elles s’étiraient sans fin.
Au milieu du cycle lunaire d’Elined, un petit peu plus d’un demi-cycle après la tragédie qui s’était déroulée dans la chambre de Nitara, Stavel avait eu vent de rumeurs concernant un échange houleux entre Dusaan et l’empereur. Selon certains, des gardes pour la plupart, l’empereur avait fait désarmer et encapuchonner Dusaan avant de lui permettre de pénétrer dans la salle d’audience. Selon d’autres, les choses étaient allées beaucoup plus loin. Le haut chancelier, murmurait-on, avait eu les pieds et les mains liés avant d’être autorisé à entrer. Une fois devant l’empereur, Dusaan s’était, paraissait-il, disputé avec lui et s’était plaint du traitement réservé aux Qirsi du palais depuis la mort de Kayiv. Quant aux propos réellement échangés, les récits demeuraient vagues, et Stavel serait resté sceptique sur toute l’affaire sans le changement notable du comportement de Dusaan peu après.
Tout bien réfléchi, Stavel avait conclu que les premiers signes du changement d’attitude de Dusaan s’étaient révélés le lendemain de cette prétendue dispute. Le haut chancelier se montrait distrait pendant leur conseil, une distraction inhabituelle en soi. Mais surtout, alors que Dusaan ne masquait pas toujours l’ennui que lui inspiraient fréquemment leurs discussions, il semblait bouillonner, comme s’il faisait tout son possible pour ne pas exploser de fureur devant les préoccupations qui l’agitaient. Il avait mis un terme brutal à leur réunion, bien avant qu’ils eussent statué sur la meilleure façon de traiter l’épidémie de pestilence qui s’était déclarée dans la région de Pinthrel.
La réunion suivante ne s’était pas mieux déroulée et, par la suite, l’humeur de Dusaan s’était révélée si noire que Stavel en était venu à se demander s’il n’allait pas s’en prendre à lui. On racontait par ailleurs que le haut chancelier ne communiquait plus que par messages avec l’empereur. N’ayant aucun moyen de le savoir, et manquant de cran pour poser lui-même la question à Harel, le chancelier n’en doutait pas, mais se perdait en conjectures pénibles.
Ce n’avait été que le matin même, le sixième de la nouvelle ascension de lune, qu’il avait compris la gravité de la situation, et l’ampleur de son erreur.
Il se rendait vers la salle du conseil lorsqu’un garde l’arrêta. C’était l’un des hommes qui, en plusieurs occasions, lui avait fourni des informations sur d’autres Qirsi. Il était jeune, sa Révélation ne devait pas remonter à plus d’un an ou deux, mais exceptionnellement grand et d’une carrure qui, à l’âge adulte, promettait d’être impressionnante. Son allure accentuait l’effet comique de son regard écarquillé et quelque peu effrayé.
« Pardonnez-moi, chancelier, fit-il avec hésitation, j’ai cru comprendre que vous vous intéressiez au haut chancelier. »
Stavel, les mains moites de peur, craignant de voir débouler Dusaan à l’improviste, jeta un regard anxieux par-dessus son épaule.
« Oui, souffla-t-il en regrettant de ne pas être ailleurs. Qu’y a-t-il ?
— Eh bien voilà, il a quitté le palais la nuit dernière pour la première fois depuis longtemps. Il est sorti une heure à peu près, mais quand il est revenu, il portait un grand paquet sous le bras.
— Grand comment ?
— Plutôt long, pas très épais. Je me suis dit que ça devait être une épée enveloppée dans du tissu. »
Stavel ne voyait pas plus d’explication à cette expédition qu’aux autres faits et gestes qu’on lui avait rapportés. Un homme dans la position de Dusaan n’avait aucun besoin d’aller en ville pour acheter une arme. La plus grande partie des Qirsi au service d’une cour, surtout celle d’un souverain, possédaient une épée. Stavel en avait une. Elle était vieille et certainement rouillée – il ne s’en était pas occupé depuis des années – mais elle était rangée au fond de son armoire, dans son fourreau, prête à servir au besoin. Dusaan en avait une, lui aussi. Par conséquent, songea le chancelier désorienté, si ce n’était pas une épée, que pouvait-il transporter d’autre ?
« Vous avez d’autres détails ?
— Non, chancelier. Je crois qu’il s’est rendu directement dans ses appartements. Aucun de nous ne l’a vu ressortir de la nuit. »
Stavel fouilla dans la poche de sa robe pour en sortir une pièce de cinq qinde qu’il tendit au soldat.
« Non, refusa l’homme en secouant la tête. Je ne fais que mon devoir.
— Eh bien merci, répondit Stavel. Merci beaucoup. »
L’homme opina et s’en alla, laissant Stavel se demander, de plus en plus perplexe, pourquoi Dusaan pouvait avoir besoin d’une arme. Le haut chancelier était arrivé jeune à la cour de l’empereur, il n’avait jamais eu besoin d’épée. Il pouvait donc ne pas en avoir, réfléchit-il. C’était une explication surprenante, mais logique, sans être toutefois satisfaisante. Renonçant à trancher la question, Stavel secoua la tête et se hâta vers la salle du conseil.
Il était le dernier, et son retard inhabituel ne passa pas inaperçu. Dusaan l’accueillit avec un air de reproche légèrement étonné, tandis que les plus vieux chanceliers le regardèrent s’installer près de la fenêtre sans masquer leur curiosité.
La séance débuta sans surprise et, très vite, les chanceliers se trouvèrent plongés dans un nouveau débat sur la meilleure façon d’empêcher la pestilence de se répandre autour de Pinthrel. Stavel, qui d’ordinaire aurait pris part à la discussion, avait du mal à se concentrer sur leur échange. Laissant son regard errer dans la pièce, il ne tarda pas à remarquer une épée – la fameuse ? – glissée dans un fourreau, attaché à un ceinturon lui-même pendu à une chaise dans un coin de la pièce. La poignée était en or, mais simple, comme la gaine de cuir. Dès l’instant où il la vit, le pauvre chancelier fut incapable d’en détacher les yeux, et son regard y revenait sans cesse malgré lui. Il pouvait parfaitement s’agir d’une nouvelle lame, se dit-il, même si l’étui, râpé sur les côtés, semblait usé. Mais si elle n’était pas neuve, se reprit-il, préoccupé par l’information du jeune garde, pourquoi le haut chancelier était-il allé la récupérer en ville ?
« Chancelier ? »
La voix de Dusaan le tira brusquement de ses réflexions, et il quitta l’arme des yeux. Le haut chancelier l’observait. Malgré son air de contrariété, ses prunelles jaunes brillaient d’une petite lueur d’amusement, ou d’autre chose, que Stavel ne parvint pas à identifier. Bien que Dusaan fît preuve d’une humeur plus légère, cet amusement mit le chancelier mal à l’aise.
« Oui, haut chancelier ?
— Est-ce que vous allez bien ?
— Oui, très bien.
— Vous semblez ailleurs », souligna Dusaan, non sans se tourner vers l’épée avant de revenir à Stavel. « Seriez-vous troublé ?
— Non, haut chancelier. Pardonnez-moi. Je pensais à… autre chose. Je vais me reprendre. Où en étions-nous ?
— Parfait, chancelier. Nous disions qu’avec le début des affrontements, et de si nombreux hommes de l’empereur engagés ailleurs, nous serions bien avisés de laisser à l’armée de Pinthrel le soin de régler la situation. Êtes-vous de cet avis ?
— Tout à fait.
— Bien. »
Dusaan revint aux autres, un sourire caustique aux lèvres.
« Notre souverain m’a aussi demandé de détailler avec vous ses projets pour la Fête de l’empereur qui, comme vous le savez, aura lieu au tout début du prochain cycle lunaire. »
Stavel comprenait, aussi bien que les autres, que Dusaan sauvait la face. Si les rumeurs étaient vraies, et Stavel n’avait aucune raison d’en douter, le haut chancelier ne s’était pas entretenu avec l’empereur depuis leur dernière confrontation. Harel lui faisait transmettre les sujets qu’il souhaitait voir aborder avec ses autres Qirsi, et le haut chancelier lui rendait compte par écrit de leurs discussions. Personne n’osa toutefois le reprendre.
La Fête de l’empereur, d’une année sur l’autre, était assez semblable à la précédente. Son organisation était généralement confiée aux épouses de Harel et à leurs dames de compagnie. L’empereur mettait toutefois un point d’honneur – assez ostentatoire – à impliquer tous ses conseillers qirsi et eandi dans les préparatifs. Cette tâche n’inspirait visiblement aucun enthousiasme à Dusaan, mais il dirigea consciencieusement le débat. De son côté, Stavel s’efforça de se concentrer sur le sujet, tout en luttant contre son désir de regarder l’épée une fois encore.
Lorsque Dusaan mit enfin un terme à la séance, les cloches de midi retentissaient sur la ville. Ministres et chanceliers se levèrent, Stavel les imita.
« Restez un moment, voulez-vous, chancelier ? »
Stavel, espérant découvrir que Dusaan s’adressait à un autre, se tourna. Ses espoirs étaient naturellement vains.
« Bien sûr, haut chancelier, répondit-il alors qu’il sentait ses mains prises d’un tremblement irrépressible. »
Les autres Qirsi partis, Dusaan lui indiqua le fauteuil à côté du sien.
« Asseyez-vous, je vous prie. »
Stavel, comme si la pointe de cette fichue épée avait été braquée contre son dos, s’assit.
« Vous m’inquiétez, Stavel. Je ne vous ai jamais vu aussi distrait.
— Je vous assure, haut chancelier, que je vais très bien.
« Vous vous répétez. Je me demande pourtant ce que mon épée peut bien avoir de si… intéressant. »
Stavel eut l’impression qu’une poigne invisible lui enserrait la gorge. Le haut chancelier n’avait pas fait un geste.
« Votre épée, haut chancelier ? s’enquit-il d’un ton qu’il aurait espéré désinvolte.
— Vous avez passé la matinée à la regarder.
— Vraiment ? »
Dusaan le considéra brièvement, puis se leva, traversa la pièce et ramassa le ceinturon posé sur la chaise à l’écart. Revenant vers Stavel, il sortit l’épée de son fourreau pour en examiner la lame. Le chancelier, qui avait craint qu’il ne se jette sur lui, vit Dusaan lui tendre simplement son arme, garde en avant.
« Elle n’a vraiment rien d’exceptionnel, voyez vous-même, proposa-t-il alors que Stavel s’en emparait. C’est une épée des plus ordinaires. Je l’ai depuis des années.
— Des années ? » répéta Stavel en levant les yeux.
Un sourire curieux flotta un instant sur les lèvres de Dusaan puis disparut.
« Cela vous étonne ?
— Non, pas du tout. Pourquoi cela devrait-il me surprendre ?
— Je vous renvoie la question, Stavel. Pourquoi, en effet ?
— Mais… je ne suis pas étonné.
— Je ne suis pas sûr de vous croire, rétorqua Dusaan. Le problème voyez-vous, Stavel, c’est que pour un Qirsi, le moment est mal choisi de mentir, surtout à un autre Qirsi. »
Dusaan avait beau s’exprimer d’un ton léger, la menace était latente. Stavel, malheureusement conscient de s’aventurer en eau trop profonde, haussa les épaules.
« J’ai entendu dire que vous aviez une nouvelle épée, voilà tout.
— Voilà tout ? s’étonna le haut chancelier avec le même sourire étrange. Et où avez-vous péché cette fracassante nouvelle ? »
Le chancelier comprit, mais un peu tard, que Dusaan l’avait poussé sur le terrain où il refusait précisément de s’engager. Les lèvres sèches, il sentit la main se resserrer légèrement sur sa gorge.
« Je… ne me souviens pas, bredouilla-t-il. J’ai dû entendre les gardes en parler.
— Quelle coïncidence ! Cette épée est restée presque quatre cycles de lune chez un armurier de Curtell. Je ne l’ai récupérée qu’hier soir, et tout le monde le sait déjà.
— Mais alors… »
Stavel s’interrompit, le visage décomposé.
« Comment les gardes l’ont-ils su ? » se reprit-il avec maladresse.
Cette fois, Dusaan sourit largement. On eût dit qu’il avait deviné la question que se posait Stavel. Comment le haut chancelier avait-il pu déposer son épée en ville sans que personne le voie quitter le palais ?
« Je l’ignore, répondit Dusaan. J’imagine que les hommes de l’empereur ont les moyens d’apprendre ce genre de choses.
— Sans doute », admit Stavel dans un souffle à peine audible.
Ils se dévisagèrent. Dusaan, en dépit du regard de prédateur qui brillait dans ses yeux jaunes, semblait réellement enchanté.
« Bien, chancelier, fit-il, je suis heureux d’apprendre que vous allez bien. Vous pouvez disposer. »
Stavel, pressé d’échapper à cet homme, bondit presque hors de son siège.
« Oui, haut chancelier. Merci. »
Arrivé devant la porte, il se força à s’arrêter pour saluer Dusaan.
« Alors, à demain. »
Dusaan hocha la tête avec ostentation.
« À demain, chancelier. »
Moins d’une seconde plus tard, Stavel respirait l’air plus frais du couloir avec soulagement. Son sentiment d’avoir échappé au pire ne dura hélas pas. Qu’il le doive aux circonstances, à la malchance, ou à la simple imprudence, il s’apercevait avec horreur qu’il était bel et bien pris au piège. Entre l’empereur et le haut chancelier, s’il ne s’extirpait pas au plus tôt, il serait vite broyé.
Le dernier obstacle venait d’être levé, songea Dusaan avec satisfaction. Sa rencontre humiliante avec l’empereur – il sentait encore l’humidité de la cagoule de mousseline sur son visage – l’avait convaincu qu’il était inutile d’attendre. Tihod jal Brossa, le marchand qirsi chargé du transport des fonds pour ses fidèles, était mort. Même s’il avait été en vie, et son réseau de coursiers disponible, Harel avait transmis la gestion du Trésor à son capitaine. N’ayant plus accès à l’or de l’empire, Dusaan n’avait aucune raison de continuer à s’avilir devant ce gros imbécile.
Les doutes qu’il nourrissait sur l’identité des espions qirsi agissant pour le compte de Harel l’avaient retenu de mettre la seconde partie de son plan à exécution. Il se sentait surveillé, et devinait qu’un de ses semblables posait, un peu partout, des questions à son sujet. Or le Tisserand ne pouvait se dévoiler sans avoir démasqué le ou les agents de l’empereur au palais.
Il soupçonnait Stavel jal Miraad depuis le début. D’après les informations fournies par Nitara juste après la mort de Kayiv, Stavel était de mèche avec le jeune ministre pour dresser les autres Qirsi contre lui. Le haut chancelier s’était d’abord montré sceptique. Non parce qu’il croyait Stavel sensible à sa cause, mais parce qu’il pensait le vieil homme trop couard pour s’impliquer dans un combat de cette envergure. La confirmation de Gorlan jal Aviarre, qui avait sagement décidé de rallier le mouvement, avait emporté ses dernières hésitations.
Dusaan avait toutefois besoin de certitudes. S’il lui semblait de plus en plus naturel que le vieux chancelier, par son comportement et son caractère, devînt l’espion désigné de Harel, l’empereur ignorait ces considérations. Il pouvait donc s’être tourné vers un autre. Et pour s’en assurer, Dusaan avait eu recours au stratagème de l’épée.
Elle n’était pas chez le coutelier depuis quatre cycles lunaires, comme il l’avait prétendu. Il l’avait déposée en ville quelques jours plus tôt, empruntant pour entrer et sortir du palais une poterne discrète du mur ouest, et prenant garde de n’être vu de personne. Cette simple ruse n’aurait trompé aucun intrigant un peu au fait des manigances de la cour. Qu’elle ait si bien fonctionné montrait moins son adresse de courtisan à tromper ses ennemis que les piètres talents de Stavel en matière d’espionnage. Quoi qu’il en soit, elle avait fonctionné, et le dernier obstacle était levé : Dusaan avait maintenant la conviction que Stavel était l’espion de Harel. Autrement dit, l’heure de se dévoiler était enfin venue.
Durant des années de préparation soigneuse, de tissage méticuleux, d’intrigues finement montées, Dusaan avait tissé la trame de la guerre à venir. Conscient qu’il finirait par recueillir les fruits de son travail, il s’était montré d’une patience de fourmi. Il n’attendrait plus. L’aube d’un jour nouveau approchait, et avec elle un nouvel âge pour les Terres du Devant. La perspective de son triomphe, après tant de retenue, faillit le submerger. Il se serait précipité chez Harel pour l’écraser de toute sa puissance s’il n’avait dû encore prendre quelques précautions. Car si toutes les pièces de son organisation étaient en place, et que Harel n’était qu’un imbécile malléable et bien plus faible qu’il ne se l’imaginait, il n’était pas sans ressources.
Quelques instants après le départ de Stavel, dont la fuite de lapin effrayé l’avait beaucoup amusé, un coup frappé à sa porte le tira de ses réflexions. Ce devait être Gorlan et Nitara.
« Entrez », fit-il.
Les deux ministres franchirent le seuil de conserve pour se séparer aussitôt. Gorlan s’assit près de la fenêtre, et Nitara prit place à côté du haut chancelier. Devant leur indifférence réciproque, Dusaan conclut que ses espoirs de voir naître une liaison entre eux étaient vains. C’était contrariant, car cette liaison eût permis à la ministre d’oublier un peu l’admiration qu’elle lui vouait, et à lui de se libérer d’une attirance qu’il ressentait de plus en plus tentante.
« Qu’avez-vous appris ? leur demanda-t-il.
— Je crois que tous les ministres vous rejoindront, répondit Nitara en regardant Gorlan. Et peut-être un ou deux chanceliers.
— Et les autres ?
— Je ne suis pas sûre de leur réaction. Ils servent l’empereur depuis si longtemps qu’ils ont oublié leur ascendance qirsi. »
Sa formulation était si proche de ses propres termes qu’elle l’avait choisie à coup sûr pour lui plaire.
« Qu’en pensez-vous ? » demanda-t-il à Gorlan en se tournant vers lui.
Le jeune ministre avait rejoint le mouvement sans surprise. Il avait eu le choix entre une mort certaine et une fuite désespérée de Curtell. Gorlan n’étant pas le genre d’hommes à devenir martyr, et trop fin pour fuir, sa réponse n’avait fait aucun doute. Mais la ferveur avec laquelle il avait embrassé la cause avait impressionné Dusaan. Qu’il eût envisagé ou non la possibilité de rejoindre le mouvement avant la proposition du haut chancelier, une fois sa décision prise, il s’était engagé corps et âme pour son succès. Grâce à ses pouvoirs, Dusaan aurait détecté un enthousiasme feint. Gorlan se comportait comme si, les yeux enfin ouverts sur les souffrances que subissait son peuple soumis depuis des siècles aux lois eandi, il ne pouvait plus supporter ce qu’il voyait. Il incarnait tout ce que Dusaan avait espéré découvrir en Kayiv, et davantage. Il était intelligent, passionné, mais aussi maître de lui, et surtout franc, même lorsqu’il se savait en désaccord avec ce que Dusaan attendait.
« Je suis un peu moins catégorique que Nitara pour les ministres. B’Serre et Rov se rallieront probablement d’eux-mêmes. Pour ce qui est des autres, je ne sais pas. Quant aux chanceliers, rien ne me permet d’anticiper leur réaction.
— À votre avis, lui demanda Dusaan d’un air intéressé, que faudra-t-il pour convaincre les plus récalcitrants ?
— Franchement, je l’ignore.
— Pensez-vous que leur parler du Tisserand serait utile ?
— Probablement.
— Et s’ils apprenaient que je suis le Tisserand ? »
Dusaan perçut le hoquet de stupeur de Nitara, mais garda les yeux rivés sur le ministre. Il vit un mélange de stupeur, d’admiration et d’effroi, se peindre sur le visage de Gorlan.
« Vous êtes le Tisserand ?
— Oui.
— Je ne suis pas sûr de vous croire. »
Sa voix, incrédule, mais dépourvue de la moindre irrévérence, arracha un sourire à Dusaan. Il avait dissimulé ses pouvoirs si longtemps que cette surprise le ravissait.
« Levez un vent, fit-il.
— Pardon ?
— Je veux que vous conjuriez un vent, dans cette pièce. »
Gorlan le considéra un instant avant de hausser légèrement les épaules, puis de fermer les yeux. L’air commença à s’agiter. En quelques secondes, un vent violent se mit à souffler, jetant les parchemins à terre, et soulevant les cheveux de Dusaan.
« Bien, approuva le haut chancelier. Ne vous arrêtez pas. »
Puisant dans son pouvoir, il l’unit à celui de Gorlan et renforça son vent comme seul un Tisserand pouvait le faire. Deux des fauteuils basculèrent. Son épée, toujours dans son fourreau, tomba elle aussi. Les volets claquèrent avec fracas. Et Gorlan, médusé, ouvrit les yeux.
« Par les démons et toutes les flammes ! s’exclama-t-il.
— Vous me croyez, maintenant ? »
Le vent mourut et un large sourire illumina le visage du ministre.
« Pardonnez-moi d’avoir douté, Tisserand.
— Vous n’avez pas à vous excuser.
— Les autres vous rejoindront, assura-t-il avec un sourire radieux. J’en suis sûr. Comment pourraient-ils refuser ?
— J’espère que vous avez raison. Car si je leur révèle l’étendue de mes pouvoirs et qu’ils continuent de résister, je serai obligé de les tuer.
— Si vous leur révélez que vous êtes Tisserand et qu’ils refusent toujours d’épouser votre cause, avança Nitara, ils ne méritent que la mort.
— Je suis d’accord, approuva Gorlan.
— Vous m’avez fidèlement servi tous les deux, et je sais que vous continuerez à le faire. Mais pour l’heure, ne parlez de cela à personne. Il me reste un détail à régler avant de dévoiler ma vraie nature. C’est compris ? »
Les ministres quittèrent leur siège et s’inclinèrent devant lui.
« Oui, Tisserand. »
Lorsqu’ils furent partis, Dusaan se leva et arpenta la pièce avec vivacité. Maintenant que l’heure avait sonné, il avait hâte de passer à l’action, de détruire les cours eandi, et de débuter son règne sur les Terres du Devant. Mais il devait encore attendre la nuit pour s’entretenir avec tous ceux qui le servaient dans chacun des royaumes.
Le soleil allait bientôt se coucher sur la Mer occidentale et, pour la dernière fois, songea Dusaan, sur la dynastie régnante de Curtell à Braedon. Au matin, il recueillerait les fruits des graines semées depuis si longtemps. Et nul, sur toutes les Terres du Devant, ne pourrait l’en empêcher. L’avant-goût de son triomphe était euphorisant.